Tout un monde de frissons d’harmonies

Un texte de  Fernand Fournier, philosophe

Il fut un temps, pas si lointain, où Christine Boiry faisait danser dans le tremblement incessant du trait, de longues raies horizontales ou verticales de couleurs, alternant les tons chauds et froids de la terre et du ciel. L’artiste donnait alors à l’imperfection du tracé et au vibrato expressif des couleurs leurs pleines mesures, si bien qu’on entendait monter de leur simple alliance un chant d’une beauté sauvage.

Le minimalisme qu’elle pratique aujourd’hui est original. Il ignore la peinture en véritables aplats. L’artiste cherche partout à faire apparaître des différences. C’est pourquoi elle a pris l’habitude de produire des œuvres formant des séries de tableaux, variant à l’intérieur d’une même série, non pas la couleur mais la teinte de la couleur, pour y introduire un rythme ou une arythmie et faire percevoir au spectateur qui contemple l’œuvre, en s’immergeant dans sa couleur, qu’au-delà de la simple instabilité des teintes, il aura l’impression que les teintes se changent en musique pour ses yeux, et qu’il aura alors affaire à des harmonies mystérieuses, à de longues modulations, à une sorte de chant profond qui lui semblera parvenir du fond des âges. Qu’ils soient erratiques ou de l’ordre du « fondu-enchaîné » les changements toujours surprenants de teintes sonnent ici comme une musique intérieure qui étendrait note par note, touche par touche ses colorations et à travers lesquelles l’artiste pourra donner libre cours à son vécu, à des émotions parfois violentes, que seul l’art des sons serait capable d’épouser à la fois dans leurs formes et dans leurs contenus.

La série des sept rouges intitulée par l’artiste « souffle rouge » en est un bon exemple. Il s’agit de cercles de même taille mais de teintes rouges toujours différentes. Chacun de ces cercles a, pourrait-on dire, un timbre particulier et se plaît à faire résonner pour l’œil et l’oreille les séries harmoniques qui lui sont propres, mais dans lesquelles vibrent aussi, comme en un lointain écho, tous les tons rouges d’un coucher de soleil dans lequel il serait possible de lire l’unité picturale de la série. L’artiste a scindé dans le même sens chacun de ces cercles en deux parties égales entre lesquelles une fente rectiligne mince comme un cheveu laisse passer la lumière naturelle. Du point de vue graphique, cette fente est le seul élément plastique qui à la façon d’une droite instaure une parfaite continuité entre les sept cercles, jouant ainsi comme une « basse continue » dans le baroque. Car la musique en tant que telle, bien qu’elle soit de l’ordre de la métaphore, se fait ici entendre. Elle vient du cœur de chaque cercle rouge sous la forme d’une mélopée qui se déploie, comme en surimpression, dans le tracé en noir et au contour heurté des courbes qui, d’un cercle à l’autre s’interrompent, changent de direction pour créer un rythme et ouvrir un espace qui donne à l’ample respiration de cet entre-deux, le temps nécessaire à un geste vocal par lequel lentement le son se dégage de la forme. On pourrait dire qu’il est ici question d’une dialectique du continu et du discontinu dans l’ordre d’un temps qui, certes, n’est pas le temps de la pure physique, mais plutôt le temps de la vie intérieure d’une âme, un temps qui s’apparente mieux au temps musical, temps fait de ruptures, de répétitions, de suspensions, ou d’arabesques.

Une autre série composée de quatre œuvres développe d’ailleurs la même intuition. Ici, c’est dans le blanc virginal de quatre toiles rectangulaires, que l’artiste a peint selon la diagonale deux rectangles de teinte jaune en opposition. Mais ce jaune est bien étrange, parfois même angoissant. C’est une teinte dans laquelle passent des réminiscences subtiles de vert, de gris un peu sale et même des lueurs cendrées, si bien que la transition du blanc initial au jaune reste parfois difficile à saisir. L’œil peut s’y perdre. Cette teinte est riche d’inflexions ténébreuses et graves. C’est que nous sommes, semble-t-il, dans les commencements de quelque chose d’important et l’on sait que les premiers commencements sont toujours difficiles et surtout hésitants. Peut-être s’agit-il des commencements d’un monde, d’une genèse, qui pourrait être cosmique. La dialectique du continu et du discontinu joue encore pleinement, puisque les deux rectangles de ce jaune si proche du blanc, selon le panneau considéré, peuvent se toucher ou, au contraire, se séparer laissant alors entre eux revenir le blanc du silence originel. Sur un des côtés de ces deux rectangles dont les surfaces sont variables, l’artiste a peint un liseré d’un jaune beaucoup plus soutenu qu’elle a fait se déplacer par à-coups sur les trois premiers panneaux, mais toujours en lisière, ce qui lui permet d’esquisser un embryon de rythme dans lequel quelque chose commence à chanter. Peut-être sont-ce les murmures intermittents d’une forêt primaire et impénétrable, une de ces forêts telles qu’on les trouve dans les tableaux de Max Ernst. Peut-être est-ce un cri en longues tenues de note, comme un cri de flute, montant vers le ciel ou descendant dans les profondeurs de la terre, pour scander la danse des Bacchantes. On ne saura jamais, car tout est possible. La saturation de ce monde en gestation n’interviendra finalement que dans le dernier panneau où l’artiste inversant l’oblique de la diagonale dans l’autre sens, fait se rencontrer les deux liserés respectifs en une ligne droite sur laquelle les deux rectangles jaunes se retrouvent définitivement liés.

Ce type de peinture est habitué au dialogue avec l’espace sans limite de l’univers. Peinture de plein air. De là vient que la plupart des œuvres ont été comme soufflées à l’artiste par des lieux qui, au cours de ses nombreux voyages, ont été des lieux de rencontres décisives, d’expériences cruciales. Qu’il s’agisse du Nouveau Mexique, ou de l’Afrique noire, ou de l’Amérique du Sud, les couleurs et les teintes qu’elle exploite ont toujours, comme dit Baudelaire, « l’expansion des choses infinies ». Tout un univers de sons, d’images, et pourquoi pas de saveurs, et d’odeurs, intimement mêlés dans des œuvres qui convoquent les sens et qui prennent de ce fait un aspect synesthésique imprévu dans ce type de peinture.
Fernand Fournier, philosophe

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